Les méfaits du tabac

Tchékhov

Les méfaits du tabac

 

(1886-1902) – version de 1902

 

PERSONNAGE

 

Ivan Ivanovitch Nioukhine, mari de sa femme, directrice d’une
école de musique et d’une pension de jeunes filles

 

La scène représente l’estrade d’un cercle de
province.

 

NIOUKHINE, longs favoris, pas de
moustache, vêtu d’un froc usé, entre d’un air majestueux, salue le
public et tire sur son gilet.

 

Mesdames, et, pour ainsi dire, messieurs. (Il caresse
ses favoris.) 
On a demandé à ma femme de me faire prononcer ici, dans
un but de bienfaisance, une conférence sur un sujet accessible à tous. On
veut une conférence, eh bien, va pour une conférence, pour ma part, cela m’est
parfaitement égal. Certes, je ne suis pas professeur, je ne possède aucun
titre universitaire, néanmoins, voilà trente ans que je travaille sans
relâche, et, pour ainsi dire, au détriment de ma santé, sur des questions
strictement scientifiques ; je ne cesse d’y réfléchir, et
figurez-vous qu’il m’arrive même d’écrire des articles savants, pas
précisément savants, si vous voulez, mais tout comme, passez-moi l’expression.
Ainsi, l’autre jour, j’ai écrit un très long article, intitulé
« De la nocivité de certains insectes ». Il a beaucoup plu à
mes filles, en particulier la partie qui concernait les punaises, mais
après l’avoir relu, je l’ai déchiré. Car on peut bien écrire tout ce
qu’on veut, mais impossible de se passer de poudre insecticide. Chez nous,
à la maison, c’est rempli de punaises, jusque dans le piano… J’ai
choisi comme sujet de ma conférence de ce soir le danger que représente
pour l’humanité l’usage du tabac. Je suis fumeur moi-même, mais comme
ma femme m’a ordonné de parler des méfaits du tabac, inutile de
discuter. Le tabac ? Va pour le tabac, cela m’est parfaitement
égal ; quant à vous, messieurs, je vous invite à écouter mes propos
avec le sérieux qui s’impose faute de quoi il pourrait nous en cuire.
Ceux qu’effraie une conférence sérieuse et strictement scientifique
peuvent se boucher les oreilles ou quitter la salle. (Il tire sur son
gilet.) 
Je fais tout particulièrement appel à messieurs les médecins
ici présents, susceptibles de puiser dans ma conférence des renseignements
fort utiles, puisque le tabac, outre ses méfaits, est également employé
en médecine. Si, par exemple, on enferme une mouche dans une tabatière,
elle crève, sans doute de dépression nerveuse. Le tabac est,
essentiellement, une plante… Quand je fais une conférence, j’ai l’habitude
de cligner de l’œil droit, mais n’y faites pas attention, c’est parce
que je suis ému. J’ai toujours été excessivement nerveux, mais je ne
cligne de l’œil que depuis le 13 septembre 1889, jour où ma femme a
accouché, si j’ose dire, de notre quatrième fille, Varvara. Toutes mes
filles sont nées un treize. Mais (il consulte sa montre) ne nous
écartons pas du sujet ; notre temps est limité. Je dois tout de même
vous dire que ma femme dirige une école de musique et une pension de jeunes
filles, c’est-à-dire, pas une véritable pension, mais tout comme. Entre
nous, bien que ma femme ne fasse que pleurer misère, elle a mis de l’argent
de côté, quelque chose comme quarante ou cinquante mille roubles. Quant à
moi, je n’ai pas un kopeck, pas le rond, mais à quoi bon en parler !
Je suis préposé à l’économat de la pension : c’est moi qui fais
les provisions, qui vérifie les comptes des domestiques, qui note les
dépenses, qui fabrique les cahiers, qui extermine les punaises, qui
promène le petit chien de ma femme, qui attrape les souris… Hier soir,
entre autres, je devais remettre de la farine et du beurre à la
cuisinière, car on avait l’intention de faire des crêpes. Eh bien,
voyez-vous, ce matin, les crêpes déjà cuites, ma femme rapplique à la
cuisine, et nous annonce que trois de nos pensionnaires n’en mangeraient
pas, elles avaient les glandes enflées. Nous avions trop de crêpes, que
fallait-il en faire ? Ma femme a d’abord ordonné de les porter à la
cave, puis après avoir mûrement réfléchi, elle m’a dit :
« Tu peux les manger toi-même, épouvantail. » Quand elle est
de mauvaise humeur, c’est comme ça qu’elle m’appelle :
« épouvantail », ou encore « vipère », ou
« Satan ». Comme si je ressemblais à Satan ! Elle est
toujours de mauvaise humeur… Ces crêpes, je ne les ai pas mangées, je
les ai avalées sans mâcher ; c’est que je suis continuellement
affamé. Hier soir, par exemple, elle m’a privé de dîner. « Toi,
espèce de benêt, a-t-elle dit, pas besoin de te nourrir… » Mais (il
consulte sa montre) 
à force de bavarder, nous nous sommes légèrement
écartés de notre sujet. Poursuivons. Je suis bien persuadé que vous
aimeriez mieux écouter une romance, ou une quelconque symphonie, ou un air
d’opéra… (Il entonne 🙂 « Nous ne broncherons pas au
plus fort de la bataille »… Je ne sais d’où c’est tiré… A
propos, j’ai oublié de vous dire… A l’école de ma femme, en plus de
l’économat, je suis chargé de l’enseignement des mathématiques, de la
physique, de la chimie, de l’histoire, de la géographie, du solfège, de
la littérature, et ainsi de suite. Pour les leçons de danse, de chant et
de dessin, ma femme exige un supplément, bien que ce soit encore moi qui
enseigne ces matières. Notre école de musique se trouve dans la ruelle des
Cinq Chiens, au numéro treize. Si j’ai raté ma vie, c’est sans doute
parce que nous habitons au numéro treize. Et puis toutes mes filles sont
nées un treize, il y a treize fenêtres à notre façade… Mais à quoi
bon en parler ? Pour tout renseignement, vous pouvez vous adresser à
ma femme à toute heure du jour, et si vous voulez un prospectus de l’école,
vous en trouverez chez notre concierge, à trente kopecks l’exemplaire. (Il
tire quelques petites brochures de sa poche.) 
Moi-même je peux vous en
céder quelques-uns si vous le désirez. Trente kopecks l’exemplaire !
Qui en veut ? (Un temps.) Bon, alors vingt kopecks. (Un
temps.) 
C’est bien regrettable. Oui, notre maison porte le numéro
treize ! Rien ne m’a réussi, j’ai vieilli, je suis devenu
stupide… Tenez, je suis en train de faire une conférence, j’ai l’air
gai, et pourtant j’ai envie de hurler de toutes mes forces, et de m’envoler,
n’importe où, au bout du monde. Et personne à qui me plaindre, non, c’est
à pleurer… Vous me direz : et vos filles ? Eh bien, quoi, mes
filles ? Il suffit que je leur parle de tout ça pour qu’elles
éclatent de rire… Ma femme a sept filles… Non, excusez-moi, six, je
crois… (Vivement 🙂 Sept ! Anne, l’aînée, a
vingt-sept ans, et la plus jeune, dix-sept. Messieurs ! (il jette un
regard autour de lui.) 
Je suis malheureux, je ne suis plus qu’un
imbécile, une nullité, mais au fond, vous avez devant vous le plus ravi
des pères. C’est bien comme cela que ce devrait être, n’est-ce pas, et
comment dire le contraire ? Ah, si vous saviez ! Je vis avec ma
femme depuis trente-trois ans, et ; je puis l’affirmer, voilà bien
les meilleures années de ma vie, c’est-à-dire, pas les plus heureuses,
non, mais tout comme. Elles se sont écoulées comme un seul instant de
bonheur, à proprement parler, et que le diable les emporte. (Il jette un
regard autour de lui.) 
Mais elle n’est pas encore arrivée, je peux
parler librement. J’ai terriblement peur… j’ai peur quand elle me
regarde. Oui, qu’est-ce que j’étais en train de dire ? Si mes
filles tardent à se marier, c’est sans doute parce qu’elles sont
timides, et que les hommes n’ont jamais l’occasion de les voir. Ma femme
ne veut pas donner de soirées, elle n’invite personne à dîner, c’est
une dame très avare, méchante, acariâtre, comment voulez-vous que quelqu’un
mette les pieds chez nous ? Mais… je veux vous confier un secret… (Il
s’approche de la rampe.) 
On peut voir les filles de ma femme, les
jours de grande fête, chez leur tante, Natalia Séménovna, oui, celle qui
souffre de rhumatismes, et qui porte une robe jaune à pois noirs, on
jurerait qu’elle est saupoudrée de cafards… Chez elle, on vous servira
des hors-d’œuvre… Et quand ma femme n’y est pas, on peut même s’envoyer
un petit coup de vodka… (Il fait le geste de vider un verre.) Je
peux bien vous l’avouer, un seul petit verre suffit à me griser, et
alors j’ai le cœur si léger, et si triste en même temps… Vous n’imaginez
pas ! Mes jeunes années me reviennent en mémoire, je ne sais
pourquoi, et il me prend une de ces envies de m’enfuir… une envie, oh,
si vous saviez ! (Avec passion : ) Oui, fuir, tout planter
là, fuir sans un regard en arrière, fuir, n’importe où… fuir cette
vie étroite, inutile, vulgaire, qui a fait de moi un vieillard stupide,
pitoyable, un pauvre idiot, fuir cette femme bornée, mesquine, avare et
méchante, oh si méchante ! qui m’a torturé pendant trente-trois
ans, fuir la musique, la cuisine, l’argent de ma femme, toute cette
bêtise, toute cette mesquinerie… et m’arrêter quelque part, loin,
très loin d’ici, dans un champ, me tenir immobile comme un arbre, comme
une borne, comme un épouvantail à moineaux, sous un vaste ciel… toute la
nuit, regarder la lune silencieuse et claire, et oublier, oublier…
Oh ! comme je voudrais ne plus me souvenir de rien ! Arracher de
mes épaules cet habit tout usé, dans lequel je me suis marié, voilà
trente-trois ans !…. (il retire son habit d’un geste rageur) et
c’est là-dedans que je fais toujours des conférences dans un but de
bienfaisance… Tiens, attrape ! (Il piétine son habit.) Tiens,
attrape ! Je suis vieux, misérable, piteux comme ce gilet au dos
râpé et usé… (Il montre son dos.) Mais je ne demande rien. Je
suis au-dessus de tout, plus pur que tout cela ; j’ai été jeune,
intelligent, j’allais à l’Université, je faisais des rêves, je me
croyais un homme… Maintenant, je n’ai plus besoin de rien. De rien… D’un
peu de repos, oui, c’est tout… de repos… (Il jette un regard dans
les coulisses, remet vivement son
 habit.) Mais voilà ma femme,
dans les coulisses… Elle est arrivée, elle m’attend là-bas… (Il
regarde sa montre.) 
L’heure est déjà passée. Si elle vous pose des
questions, dites-lui, s’il vous plaît… je vous en prie, dites-lui que
la conférence a eu lieu, et que l’épouvantail… c’est-à-dire… moi,
s’est comporté avec dignité… (Il regarde dans les coulisses,
toussote.) 
Elle regarde par ici… (Élevant la voix 🙂 Étant
donné que le tabac contient le terrible poison dont je viens de vous
entretenir, je vous recommande de ne fumer sous aucun prétexte, et j’ose
espérer que cette conférence sur les « Méfaits du tabac » n’aura
pas été inutile. J’ai fini. Dixi et animam levavi.

 

Il salue le public et se retire
majestueusement.